Les arts et la créativité pour une résilience poétique.

MAXENCE RODUIT: QUAND LA MATIÈRE RESPIRE L'INVISIBLE
Chez Maxence Roduit, créer n’est pas un choix, mais une nécessité viscérale. Ses portraits naissent d’une tension intérieure, façonnés dans l’urgence et le silence. Peindre devient alors un acte de survie, une réponse brute à l’invisible. Entretien authentique.
Marlena Des
6/11/202510 min read


Quand la matière prend feu dans le silence
Il y a des artistes dont l’œuvre ne cherche pas à séduire, ni même à plaire. Elle surgit — comme une urgence, un sursaut, un besoin d’habiter ce monde autrement. Maxence Roduit appartient à cette lignée rare d’âmes pour qui l’acte de créer relève d’un instinct vital. Dans ses portraits rugueux, authentiques, intensément humains, il façonne la puissance du regard, la fragilité des postures, et cette tension entre verticalité et effondrement que seule l’âme connaît.
Peindre, pour lui, n’est pas un choix esthétique, c’est un geste vital. Un exutoire. Un acte de survie. Chaque toile est, pour Maxence, une tentative de présence, une réponse brute à l’intranquillité intérieure, un espace où la matière devient souffle, dignité, pulsation d’existence.
Dans cet entretien intime, Maxence dévoile non pas ses œuvres, mais ce qui palpite derrière elles : les blessures, les silences rugueux, les fauteuils tachés, les visages habités, les montagnes qui sculptent l’inconscient. Il nous ouvre les portes d’un atelier qui ne cherche ni à décorer ni à consoler, mais à toucher véritablement — au point de vacillement.


1. Maxence, d’où vient votre premier geste ? Celui qui ne cherchait ni à plaire, ni à dire, mais simplement à exister. Mon premier geste pictural est venu à la suite d’une forme de dépression, déclenchée par une prise de conscience douloureuse autour de mon processus créatif en musique, qui était alors mon médium principal. Je me suis retrouvé dans une période sombre, trois semaines de chute, de vide. Je ne sais pas exactement comment nommer ça, mais c’était là. Et il a fallu que je réagisse, que je trouve une issue. Mon premier geste pictural a lieu quelques jours après la COVID, en 2020. On sait combien cette période a bouleversé nos manières de vivre, nos liens sociaux, nos repères. Ce bouleversement collectif a aussi agi en moi, profondément. C’est à ce moment-là que quelque chose bascule : je sens qu’il me faut changer de médium. La musique, qui m’accompagnait jusque-là, ne suffit plus. J’éprouve le besoin, presque une évidence, de passer à la peinture. Je m’y lance corps et âme, avec une sensation intime de justesse, comme si, enfin, j’étais à la bonne place.
2. Travaillez-vous avec la matière comme on apprivoise un secret ? Que vous murmure-t-elle, quand personne ne regarde ?
Je ne suis pas sûr d'être habité par un secret. En tout cas, ce n'est pas ce qui me met en mouvement. Ce qui se joue, c'est la rencontre avec ce que la matière me propose, c’est une constante découverte, ce sont des opportunités, c'est un potentiel, c'est de l'étonnement et des surprises. Si je dois parler d’un murmure, je dois avouer qu’il est assez désagréable. Le murmure est critique, il évoque la médiocrité, il évoque les difficultés, il évoque l’illégitimité de peindre, voire même d’exister. Donc, je fabrique de l’existence avec mes portraits, je fabrique de la présence, je fabrique de la puissance qui s’impose au monde.
3. Y a-t-il, dans votre atelier, un objet, une lumière ou un silence que vous n’échangeriez contre rien au monde ?
Dans mon atelier, il y a une photo de mon amie. Elle me détend, elle me rappelle qu’à l’extérieur, il y a des choses belles et joyeuses. C’est une photo qui m’aide à relâcher la pression. J’aime bien l’avoir là, posée quelque part, presque comme une présence discrète mais rassurante. Il y a aussi un vieux fauteuil jaune, maculé de peinture. Il m’accompagne depuis le début. Je m’y assieds souvent. C’est dans ce fauteuil que je me recentre, que je réorganise mes idées, que je laisse venir les gestes. Ces moments-là comptent beaucoup pour moi. Sur les murs, 6 ou 7 toiles attendent, elles sont prêtes. Dans des caisses à vendanges, j’ai rangé des pièces métalliques rouillées, trouvées dans une décharge ou récupérées dans des entreprises industrielles locales. J’ai aussi des pièces de vélo qui attendent de trouver une place sur un tableau. Mon atelier n’est ni beau, ni luxueux. Il est plutôt lugubre, humide, chaud l’été, froid l’hiver, et il m’oblige sans cesse à y allumer une lumière artificielle. Mais malgré tout, je m’y sens bien. C’est chez moi. Régulièrement je réagence mon atelier. J’ai besoin de le sentir en mouvement et en énergie. Il est très peu visité. Peindre en présence de quelqu’un m’est impossible.
4. L’intime… est-ce pour vous une blessure précieuse ou un jardin retranché ?
Pour parler de l’intime, j’ai envie de parler d’estime de soi. Cela peut sembler banal, dans un monde où chacun est confronté à l’impuissance d’atteindre un idéal du moi. Et pourtant, chez moi, ce travail d’estime se rejoue à chaque tableau. Chaque fois, face à la toile blanche, je commence avec le sentiment d’une incompétence radicale. Mais au fil du geste, au fur et à mesure que la composition prend forme, quelque chose en moi se stabilise. Une confiance naît, lentement. Et parfois, à la fin, un sentiment de satisfaction émerge, fragile, mais réel. Je traverse le laborieux, le déplaisir, l’effort pour atteindre un rapport à soi plus bienveillant, plus doux en tout cas.
5. Diriez-vous que vous créez pour comprendre, pour guérir, ou pour traverser quelque chose qui vous dépasse ?
Il est évident que, en ce qui me concerne, créer est un acte réparateur, ça me permet de survivre dans une société qui ne m’a jamais inspiré, ça donne du sens à ma vie. Depuis l'enfance je me sens en décalage. Je serais bien démuni si je ne pouvais pas créer. Il m’est très compliqué de m'inscrire dans un travail conventionnel. J’ai suivi une formation en travail social, mais je n’ai pas exercé ce métier. J’accueille volontiers l’idée de soin, voire de guérison, parce qu’il m’arrive de traverser des phases sombres, des moments de doute, de souffrance, parfois proches de la dépression. Le fait d’être engagé dans un processus créatif m’apaise. La création m’impose un rythme, m’oblige à rester en lien, à échanger. Elle me donne le sentiment d’avoir une place, une forme de valeur. Oui, créer me soigne, sans doute. Mon œuvre me donne une fonction, une existence dans le monde. Mais au fond, c’est quoi, la fonction d’un artiste ? C’est peut-être donner forme à des sensations, à des intuitions, à des idées. Travailler avec le sensible pour rejoindre d’autres sensibilités, là où les mots ne suffisent pas. C’est vrai que mon travail m’aide à traverser ce monde qui me dépasse. Je ne comprends pas grand-chose à ce monde, mais au moins, je le ressens. Et je tente de le dire, autrement.
6. Qu’est-ce qui vous émeut profondément, encore aujourd’hui, dans l’acte de créer ?
Comment définir l’acte de créer ? C’est partir d’une page blanche, entrevoir l’infini et chercher à lui donner une forme. De l’infini, j’isole un fragment, je fais un focus, je cadre. J’aime l’idée de mettre en avant une forme de douceur dans la tristesse du monde. J’essaie d’apprivoiser cette tristesse, de l’écouter, jusqu’à y percevoir une certaine tendresse. Le réel devient alors moins brut, moins frontal. Cette opération me permet de donner à l’existence quelque chose de plus acceptable, de moins douloureux. Je n’ai jamais ressenti le besoin de dessiner des sourires à mes personnages. Mes tableaux sont qualifiés de sombres, durs, confrontants, parfois trash. Mais c’est la tristesse, profondément ancrée dans la condition humaine, que je cherche à capter, à encadrer. Il y a aussi, malgré moi, une mise en lumière de la puissance de l’être. Ce n’est pas volontaire, c’est le résultat d’un geste instinctif, presque incontrôlé. On me dit que mes personnages dégagent beaucoup de force. Je ne m’en rends pas très bien compte. Chaque fois que je crée un personnage, il me donne la force d’en créer un autre. Je suis comme l’heureux prisonnier d’une spirale où la création crée le désir de la création. Dans ce dialogue avec les figures que je fais naître, j’entends quelque chose comme : "continue, poursuis". Si un personnage ne suscite pas le désir, c’est que la rencontre n’a pas eu lieu. Il me devient étranger. Alors je passe vite à un autre, en quête d’une connexion. Je suis constamment traversé par le souci d’une rencontre, le souci d’un feeling avec l’altérité.


7. Si vos mains parlaient, que diraient-elles de vous ? Et si vos œuvres respiraient, quel serait leur souffle ?
Mes mains révèlent encore et toujours une sensation d’urgence. Elles imposent aux pinceaux un rythme soutenu, presque pressé, comme si peindre arrivait toujours trop tard. Je ne peins pas dans la tranquillité. Une tension intérieure m’habite : celle d’un sentiment d’insuffisance, oppressant, tenace. Je me perçois souvent comme inachevé, incapable de répondre aux attentes, les miennes, celles des autres, ou celles d’un système invisible mais exigeant.
Ce sentiment, diffus mais lourd, s’infiltre jusqu’au bout de mes doigts. Il dicte le geste. Peut-être que mes mains en savent plus que moi : elles avouent, malgré elles, une blessure de reconnaissance, un idéal difficile à atteindre. Leur fébrilité parle pour moi. Et pourtant, dans mes œuvres, le souffle est suspendu. Mes personnages semblent saisis à l’instant juste, celui d’une posture alignée et d’une vérité simple. Le souffle de mes peintures dit ce que mes mains peinent à formuler : une quête de justesse, malgré le tumulte intérieur.
8. La Suisse, ses pierres, ses silences, ses brumes… Sont-ils pour vous des alliés ? des fantômes ? des repères ? Quand je pense à une brume d’hiver, comme celle qu’on voit parfois en Valais, elle a quelque chose à la fois d’écrasant et de contenant. Et pourtant, ça me fait du bien. Je le sens, j’en suis certain. Et puis, il y a le minéral. Les montagnes, ici, sont dures, abruptes, verticales. Elles imposent. Elles sont dignes. C’est peut-être cette présence minérale qui m’inspire des personnages ancrés dans cette même verticalité, avec des expressions marquées par la dureté, et une posture empreinte de dignité. Ce face-à-face quotidien avec la montagne résonne avec celui que j’entretiens avec mes personnages. La culture valaisanne reste encore fortement marquée par un certain virilisme. J’ai réalisé, avec le temps, que mon travail prenait le contre-pied de cette affirmation des genres. Mes personnages, eux, sont peu genrés, c’est venu presque naturellement, sans intention au départ. Aujourd’hui, j’ai envie d’approfondir cet aspect, de l’explorer plus consciemment.


9. Est-ce qu’une œuvre peut protéger ce que l’on n’a jamais osé dire à voix haute ?
Je ne cherche ni la transgression, ni la subversion, ni la provocation. Mon travail ne s’inscrit pas dans le champ de l’art contemporain, mais plutôt dans celui de l’art moderne. Ce que je peins est avant tout l’expression de mon intériorité. Je puise mon inspiration dans l’expressionnisme. Otto Dix, Egon Schiele, Edvard Munch, Francis Bacon et bien d’autres encore m’ont profondément marqué. J’aime la puissance de leurs œuvres, leurs distorsions du réel. Dans mon œuvre, je sais que mon intériorité vient filtrer le réel, elle vient influencer mon geste. Il n’y a pas de tabous dans mon travail. Je cherche la transparence. Je ne dissimule rien. Les pièces métalliques que j’ajoute à mes toiles peuvent évoquer des armures, mais elles ne font jamais obstacle au regard. Au contraire, elles accompagnent l’exploration. Si mes peintures peuvent, parfois, faire miroir pour celui ou celle qui les regarde, si elles invitent à une forme de réflexivité ou viennent toucher à l’intime, alors tant mieux. C’est même ce que j’espère, en toute simplicité.
10. Enfin… si quelqu’un entrait dans votre univers comme on entre dans un sanctuaire, que voudriez-vous qu’il emporte avec lui : une émotion, une question, ou une paix ?
Mon univers se passe volontiers de décors. Je n’en ressens pas la nécessité. Toute mon attention se concentre sur le visage, sa charge émotionnelle, son expression, son intensité. Lorsque le visage devient trop lisse, trop maîtrisé, je continue jusqu’à ce qu’un accident survienne. Ce moment d'imperfection, souvent issu d’un geste maladroit, ouvre une fenêtre. Il me donne une impression que je décide de développer. C’est souvent à partir de là que le personnage gagne en épaisseur. J’aimerais que le regardeur reparte avec l’impression d’une densité par la narration qu’elle évoque et par le trouble qu’elle produit. Être troublé par mes personnages, c’est leur donner vie. Il arrive que certains visiteurs me disent : « C’est trop ! Je ne pourrais jamais accrocher ça dans mon salon. » Chaque fois, je me dis qu’il s’est passé quelque chose. Je le prends comme un signe positif. La personne n’est pas restée indifférente. Mes personnages visent cette zone-là, celle où le regard est pris de court, celle où il vacille.
Ce qui traverse indéniablement Maxence Roduit — et que ses œuvres, en retour, irriguent de leur propre souffle —, c’est l’irréductible besoin de rendre sensible ce qui échappe aux mots. Ses mains peignent dans l’urgence, son souffle suspend le temps, ses visages fixent nos silences avec une gravité désarmante.
Chez lui, la création n’est pas un aboutissement, mais une traversée. Une navigation intérieure. Chaque tableau devient un passage, un seuil discret, une tentative de dire sans bruit l’excès du monde — et ce qu’il en reste, lorsqu’on écarte l’apparence : une vérité nue, abrupte, profondément humaine.
À l’issue de cet échange, une chose persiste : chez Maxence, les personnages sont là. Debout. Dans la lumière bancale de l’atelier. Et ils nous regardent. Non pour nous séduire. Mais pour nous troubler. Et peut-être, nous réveiller.




Copyrigths photos oeuvres : Maxence Roduit





